Dans la plupart des entreprises, la veille brevet est souvent négligée. La veille brevet peut pourtant être une source d’informations précieuse pour l’intelligence concurrentielle. Elle permet de suivre l’évolution des technologies, d’identifier les concurrents, et d’exploiter toutes les opportunités de marché en développant une vraie stratégie. Entretien avec Philippe Borne, Délégué Régional de l’INPI pour la Région Grand Est (1), et également rédacteur occasionnel pour notre lettre BASES à titre d’expert.
François Libmann : La veille brevet a un potentiel qui nous semble sous-évalué dans le domaine de l’intelligence concurrentielle. Comment l’interprétez vous ?
Philippe Borne : Beaucoup d’entreprises ont une vision très juridique du brevet, considéré uniquement comme un outil de protection, et donc avec des stratégies brevet très traditionnelles. Et du fait de cette vision, on retrouve la même attitude en ce qui concerne la veille brevet. Cette vision très juridique du brevet en France a pour conséquence qu’il n’est pas tenu compte de son potentiel en tant que source d’informations pour l’intelligence concurrentielle. Cela ne vient, en effet, pas à l’esprit qu’on puisse faire de la veille technologique sur ce type d’information.
(1) Philippe Borne s’exprime ici à titre personnel et les opinions qu’il expose n’engagent que lui-même.
F. L. : Contrairement à la publication scientifique finalement.
P.B. : Oui, lorsque nous tombons sur une publication scientifique, c’est généralement beaucoup plus simple. Son rôle principal est de diffuser et partager l’information : on la lit, on la comprend, et on l’utilise. En revanche, le brevet a un objectif différent. Bien que la mise à disposition de l’information ait été l’intention première des créateurs du système des brevets en 1791, la fonction principale d’un brevet est de réserver un territoire technologique, c’est-à-dire d’en interdire l’accès à d’autres.
F. L. : La veille brevet est souvent perçue comme un outil d’accès difficile et coûteux, ce qui dissuade les entreprises de s’y investir.
P.B. : Oui, c’est vrai. La vision très juridique du brevet découle de la manière dont la propriété intellectuelle est enseignée en France. Le problème, c’est qu’il y a peu d’enseignement sur l’utilisation de cet outil pour servir une stratégie d’entreprise.
F. L. : Le problème de la veille brevet au service de la stratégie concerne plus les PME, il y a quand même un certain nombre de grandes entreprises qui ont des services brevets assez stratégiques.
P.B. : Oui, ça dépend. Je me rappelle un discours de l’agence France Brevets (aujourd’hui disparue) sur le fait qu’il y avait beaucoup d’entreprises en France, même des grandes, dans lesquelles l’évaluation de la politique de propriété intellectuelle se mesurait au poids, c’est-à-dire qu’en fait, elles passaient leur temps à déposer des brevets, parfois sans trop se soucier de leur qualité.
F. L. : Comment les entreprises peuvent-elles utiliser la veille brevet de manière plus stratégique, de façon offensive et défensive ?
P.B. : La première étape serait de reconnaître le brevet non seulement comme un outil de protection juridique, mais également comme une mine d’informations pour l’intelligence économique et concurrentielle. Cela nécessiterait une évolution de la formation et de la sensibilisation sur la valeur et l’utilisation stratégique des brevets.
Le système des brevets repose sur un ensemble complexe de règles juridiques et techniques. Pour pouvoir exploiter efficacement les informations contenues dans les brevets, il est essentiel d’avoir quelques connaissances fondamentales sur le fonctionnement du système des brevets et de comprendre le cadre juridique et technique dans lequel s’inscrit le brevet. Comprendre certains concepts, comme le délai de publication de 18 mois, la notion de revendication, sa différence avec la description, ou encore la distinction entre un brevet en vigueur et une demande de brevet.
Par exemple, il est important de savoir que les brevets sont publiés en deux étapes. Dans un premier temps, le brevet est publié sous forme de demande de brevet, qui contient une description de l’invention, mais ne donne qu’un droit en quelque sorte provisoire. Dans un second temps, le brevet, s’il est délivré, est publié comme tel avec d’éventuelles modifications par rapport à la demande et il donne alors des droits exclusifs sur l’invention.
F. L. : Le système est souvent mal compris. La France devrait-elle s’inspirer d’autres pays, comme la Corée du Sud ou le Japon, pour enseigner la propriété intellectuelle ?
P. B. : Oui, la propriété intellectuelle est un domaine complexe qui mérite d’être enseigné dès le plus jeune âge, comme dans cette série de vidéos (<link>https://www.youtube.com/watch?v=HvyI7vR4FBk</link>). Les Japonais et les Coréens ont mis en place des sites avec des vidéos pour intéresser les élèves à la propriété intellectuelle.
C’est un vrai défi pédagogique, mais cela permettrait aux Français de mieux comprendre les enjeux de la propriété intellectuelle et de mieux exploiter les informations contenues dans les brevets.
Il faudrait s’en inspirer, je pense, ce que l’on sait mal faire en France. Il ne faut surtout pas commencer par l’aspect juridique, mais donner des exemples concrets. En explorant par exemple des bases de données comme Espacenet (<link>https://worldwide.espacenet.com/?locale=fr_EP</link>) ou Patentscope (<link>https://www.wipo.int/patentscope/fr/</link>) pour permettre de voir le brevet « en action » et rendre le sujet plus ludique.
F. L. : Le décalage de 18 mois entre le dépôt d’une demande de brevet et sa publication peut-il limiter l’utilité de la veille brevet pour suivre les innovations de la concurrence ?
P. B. : Trop d’entreprises ignorent même le fait que les brevets sont publiés avec un décalage de 18 mois. Ce décalage n’est pas forcément un obstacle à l’utilisation de la veille brevet, car il est possible de suivre les tendances technologiques à partir des dépôts de brevet.
F. L. : Il y a un autre souci majeur : dans certains secteurs, la quasi-totalité sont des brevets déposés en Chine continentale. Nous sommes submergés par ces brevets, et la plupart ne sont pas étendus en dehors de Chine.
P. B. : C’est effectivement une réalité : dans certains domaines si l’on veut vraiment étudier le sujet, on doit prendre en compte un grand nombre de ces brevets chinois. C’est chronophage et peut être assez ardu, mais au-delà de cet aspect, il est utile de voir ce que font les Chinois d’un point de vue technologique.
Même si une majorité de ces brevets sont déposés localement, 10 à 15 % d’entre eux sont étendus à l’international. Cela représente un volume considérable, deux fois le nombre de demandes de brevets déposés par la France. Et bien qu’il y ait des défis de traduction et de compréhension, il est impératif de ne pas ignorer ces dépôts, car, encore une fois, ils font partie intégrante de l’état de la technique actuelle. Il est essentiel de les examiner, de les traduire et de les comprendre, malgré les limites des outils de traduction actuels.
F. L. : Comment faire ?
P. B. : Il faut vérifier si les brevets ont été étendus à d’autres pays ; et qu’ils aient été étendus ou pas, ils constituent de l’art antérieur. Il faut être vigilant : un brevet chinois, même s’il n’est pas étendu hors de Chine, doit impérativement être pris en compte dans le cadre d’une recherche de nouveauté ou d’activité inventive. Il peut remettre en cause la nouveauté d’une invention faite en France, rendant celle-ci non brevetable.
Même si un brevet déposé uniquement en Chine peut entraver la brevetabilité en France, cela n’empêchera pas d’exploiter librement la technologie ailleurs qu’en Chine donc, en particulier en France (enfin, à condition que d’autres n’aient pas de brevets couvrant en partie cette technologie, la vérification de la liberté d’exploitation n’étant pas un sujet simple).
F. L. : Pour la petite histoire, comment expliquer cette croissance spectaculaire des dépôts de brevets chinois ?
P. B. : Si l’on observe la tendance, cette montée démarre autour de 2005-2006. On note que cela suit l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001, ce qui lui a permis de jouir de certains avantages et de mieux exporter ses produits. Peu de temps après, les dépôts de brevets chinois ont commencé à dominer le monde. Actuellement, il y a environ 1 500 000 à 1 600 000 demandes de brevets déposées chaque année à l’Office chinois, contre 400 000 à 500 000 pour les Américains.
C’est une stratégie définie par les autorités chinoises dans les années 2010, qui ont massivement financé les dépôts de brevet des entreprises nationales, sans se préoccuper de la qualité. Le but était d’habituer les entreprises au système de brevetage. Aujourd’hui, tout en conservant ce volume impressionnant, ils se tournent vers une amélioration de la qualité des dépôts.
F. L. : Revenons-en au dispositif brevet des entreprises. Comment ces dernières doivent-elles s’équiper ?
P. B. : En termes d’outils de recherche de brevets, il existe des plateformes gratuites et d’autres qui sont payantes. Les plateformes payantes fonctionnent en général sur la base d’un abonnement annuel dont le montant démarre habituellement à un niveau de 3 500 € HT, mais peut grimper nettement plus haut, ce qui représente un investissement conséquent. De mon point de vue, dès que l’on commence à rechercher régulièrement des informations brevet, disons deux ou trois fois par mois, il est toujours préférable de passer à la version payante, pour plusieurs raisons. On trouve d’abord des fonctionnalités de recherche plus avancées, ainsi que des outils d’analyse statistique. On peut aussi générer des PDF de qualité et des rapports détaillés, ce qui est beaucoup moins faisable sur les plateformes gratuites. Enfin, il y a aussi un service d’assistance technique disponible, ainsi que des formations régulières. En fait, lorsque l’on dépend de l’information brevet pour la veille stratégique dans une entreprise, il est préférable d’utiliser une plateforme payante.
Bien sûr, la version gratuite peut servir d’introduction pour tester les fonctionnalités, mais elle n’offre pas la même palette d’outils. Je recommande donc une version payante pour une utilisation professionnelle.
F. L. : Passons à la stratégie brevets elle-même des entreprises. Comment celles-ci peuvent-elles utiliser les brevets ?
P. B. : Il y a d’abord un piège sémantique à éviter. La stratégie classique de protection des inventions, où l’on dépose un brevet dans le but de pouvoir agir contre quiconque tenterait de s’approprier la technologie brevetée, peut être considérée comme défensive ou offensive, selon les auteurs.
Les deux termes ne sont pas utilisés de la même manière par tout le monde. Certaines personnes considèrent que mettre une barrière autour d’un territoire technologique pour empêcher les autres d’y entrer est une posture défensive. D’autres estiment qu’utiliser un brevet pour attaquer en justice un nouvel entrant dans son territoire technologique est une posture offensive. Il faut donc être prudent, car ces termes ne sont pas toujours clairs.
Cependant, il existe d’autres approches stratégiques des brevets, que certains qualifieraient de détournées, mais que je qualifierais simplement de plus évoluées, ou plus astucieuses. Elles consistent à utiliser les brevets non seulement pour créer une barrière autour d’un territoire technologique, mais aussi pour créer des rapports de force. On peut alors accuser quelqu’un d’entrer dans son territoire technologique, même s’il n’y entre pas réellement. Dans ce cas, la problématique ne sera pas seulement de lutter contre les copieurs, mais aussi d’éviter d’être accusé à tort de copier, ce qui est toujours source de dépenses considérables devant les tribunaux, surtout aux États-Unis.
F. L. : Avez-vous un exemple pour illustrer cette situation problématique ?
P. B. : Un exemple inspiré de faits réels : celui d’une start-up française qui avait une stratégie de brevet classique visant à verrouiller un territoire technologique en France et aux États-Unis. Cependant, après son arrivée aux États-Unis, elle a été accusée d’entrer dans le territoire technologique d’une autre entreprise qui convoitait sa technologie pour se diversifier. Cela a contraint cette start-up à dépenser des millions de dollars pour se défendre en justice. Finalement, devenue exsangue financièrement, elle a accepté d’être rachetée par ce même concurrent américain qui convoitait sa technologie. Cette histoire illustre comment la propriété intellectuelle peut être utilisée non seulement pour protéger les inventions, mais aussi dans une perspective stratégique où elle peut être détournée pour créer des rapports de force et influencer la concurrence. C’est donc aussi une arme économique pour influer sur la concurrence et les marchés.